Pourquoi jette-t-on du sel par-dessus son épaule ? D’où vient la peur du chiffre 13 ? Que cache le mystère des miroirs brisés ou des trèfles à quatre feuilles ? Du fond des âges jusqu’à nos jours, les superstitions traversent les civilisations, se glissent dans les gestes les plus banals, imprègnent les grands événements de la vie. Porteuses de mémoire, elles révèlent l'âme d'un peuple, ses peurs et ses espoirs, ses tabous et ses vœux secrets.
Ce que les rituels étranges, les gestes anodins ou les croyances tenaces disent de nous.
Faut-il croiser les doigts avant un entretien ? Eviter les chats noirs ? Toucher du bois ? Si les superstitions font souvent sourire, elles résistent au temps. Et si elles en disaient plus long qu'on ne croit sur nos besoins psychiques, nos structures culturelles et notre relation au monde invisible ? Explorons ce que ces croyances révèlent de l'humain.
Les superstitions sont aussi vieilles que l'humanité. Dès les premiers âges, l'homme cherche à interpréter le monde, à le rendre prévisible, à éviter le malheur et à provoquer la chance. Avant la science, il y a eu les rites, les tabous, les symboles.
Briser un miroir, passer sous une échelle, voir un corbeau… Tous ces signes étaient porteurs de sens, d'avertissements, ou de potentialités. Loin d'être absurdes, ces pratiques représentaient un système de lecture du réel. Aujourd'hui encore, bien qu'armés de rationalité, nous conservons ces petits gestes rituels. Et même les plus sceptiques n'osent pas toujours "tenter le diable".
Pourquoi ? Parce que la superstition ne repose pas uniquement sur la croyance dans un effet réel, mais sur un besoin psychique profond : celui de donner du sens à ce qui échappe à notre contrôle.
Dans les périodes d'incertitude, la superstition est un recours. Elle permet de structurer l'angoisse, de formuler une action là où il n'y en a pas. Le simple fait de "faire quelque chose", porter un porte-bonheur, suivre un rituel, éviter un geste malheureux, permet de calmer l'anxiété. C'est ce que les psychologues appellent un comportement de réduction du stress. Ce n'est pas l'efficacité du geste qui compte, mais la capacité à restaurer une impression de maîtrise.
Carl Gustav Jung, fondateur de la psychologie analytique, offre un éclairage encore plus profond. Pour lui, les superstitions sont des manifestations de l'inconscient collectif, cette part de nous qui est façonné par des symboles universels. Selon lui, ce ne sont pas des absurdités dépassées, mais des images vivantes issues des archétypes : des formes fondamentales d'expérience humaine, comme l'Ombre, la Mort, le Destin, la Fécondité. Ces gestes anciens sont des ponts entre notre vie consciente et les couches plus archaïques de notre psyché.
Regardons de plus près. Toucher du bois, c'est appeler la protection des esprits sylvestres. Jeter du sel par-dessus son épaule, c'est détourner un mauvais sort. Ces gestes ne sont pas anodins. Ils utilisent des éléments simples (bois, sel, fer, feu, son) qui sont tous chargés d'un imaginaire symbolique fort. Le bois est vivant, le fer est tranchant, le feu purifie, le sel conserve, le son dissipe.
Jung écrivait que les symboles sont les mots des choses inexprimables. Les superstitions sont donc des formes symboliques par lesquelles notre psyché exprime ses peurs, ses désirs, ses conflits. Elles nous rappellent que l'univers intérieur n'est pas régi uniquement par la logique, mais par des images, des récits, des émotions. Elles sont le théâtre quotidien où se joue notre relation avec le hasard, la destinée, la perte, la réussite…
Loin d'être seulement individuelles, les superstitions sont aussi des faits culturels. Elles créent du commun. Elles s'enseignent, se partage, se transmettent. Elles sont ancrées dans des traditions, des régions, des histoires familiales. Certaines se jouent à l'échelle d'un pays : au Japon, on évite le chiffre 4 (prononcé comme mort) ; en Italie, on redoute le vendredi 17 ; en France, c'est le vendredi 13 qui effraie ou qui excite.
Jung parlait de mythes vivants : des histoires ou des gestes qui continuent à circuler parce qu'ils répondent à des besoins collectifs de sens et de cohésion. Une superstition peut aussi renforcer un sentiment d'appartenance. On fait comme les anciens, on respecte un interdit, on répète un rituel, on se relie aux générations précédentes. Même les jeunes générations, parfois éloignées des religions, conservent des croyances magiques sous d'autres formes, comme l'astrologie, amulettes, chakras, karma, qui en reprennent la fonction.
Dans notre monde rationnel, hyper connecté, les superstitions n'ont pas disparu : elles se sont transformées. Elles s'habillent de nouveaux habits, les pseudosciences, les petits rituels bien-être, croyances énergétiques, mais elles répondent toujours à la même attente existentielle : celle de nous rassurer, de nous guider, de nous protéger contre l'imprévisible.
On peut y voir une forme de régression, ou au contraire une tentative de rééquilibrage. Comme l'écrivait Jung dans Psychologie et Alchimie : "Là où la science progresse, le besoin de symbole demeure. L'âme à soif d'image."
Dans une société dominé par les chiffres, la rentabilité, la logique, la superstition nous rappelle que l'humain ne vit pas seulement de raisons mais aussi de récits, de mystères, de signes. Elle réintroduit dans nos vies un peu d'irrationnel, mais d'un irrationnel habité, imagé, structurant.
Il serait tentant de reléguer les superstitions à un folklore dépassé. Mais ce serait ignorer leur puissance symbolique, psychologique et culturelle. Elles sont un langage, une mémoire, une façon d'habiter le monde avec ses mystères.
Toucher du bois, éviter un nombre, faire un vœu à minuit… Ce sont là des gestes minuscules mais profondément humains. Ils révèlent que nous ne cherchons pas seulement à comprendre, mais à être reliés, à l'invisible, au sacré, aux autres, à nous-mêmes.
Et si au fond, la superstition était une sagesse déguisée ? Une façon instinctive d'entrer en dialogue avec l'inconnu, sans l'anéantir, mais en l'apprivoisant un peu, avec des mots simples, des gestes doux, des clochettes, du sel… et beaucoup de symboles.